Après la découverte du feu, l’invention de la presse à imprimer, de l’électricité et de l’internet, les technologies de l’intelligence artificielle (IA), associées aux données de masse, préparent une nouvelle révolution qui, bien au-delà des apports pratiques, bousculera profondément les équilibres mondiaux et redéfinira notre manière d’interagir et de vivre.
Il est déjà tard quand il arrive enfin à Rosewood Sand Hill. Dans les salons élégants et feutrés l’attendent, pris par une impatience fébrile, les plus importants investisseurs et chercheurs de la Silicon Valley dans le domaine du numérique. En cette chaude soirée de l’été 2015, sur les hauteurs de Menlo Park surplombant la baie spectaculaire de San Francisco, se joue un moment décisif pour l’humanité. Si Prométhée avait dérobé le feu aux dieux de l’Olympe afin d’en faire don aux humains, Elon Musk offrirait, lui, l’intelligence artificielle en libre accès à travers OpenAI, entreprise spécialisée dans le raisonnement artificiel à l’origine d’un modèle de langage générateur de texte plus connu sous le nom de ChatGPT.
Discipline hétéroclite remontant aux années 1960, l’irruption fracassante fin 2022 de l’IA générative dans toutes les sphères de la société provoque à la fois sidération et méfiance. Et le commerce n’échappe pas au défi de sa maîtrise, car de celle-ci dépend en grande partie sa pérennité. Les bénéfices semblent innombrables : amélioration du parcours d’achat dans les magasins favorisée par la prévision de la demande, la gestion des stocks et la personnalisation de l’achat ; diminution drastique des vols grâce aux caméras intelligentes ; optimisation de l’implantation des commerces et dynamisation des centres-villes par l’analyse de mégadonnées permettant d’analyser les flux de passants ; production de contenus, automatisation du service client, détection des fraudes, métavers pour des expériences clients uniques dans le e-commerce. On l’aura compris, les IA génératives et prédictives seraient en voie de réinventer le commerce pour répondre aux enjeux du futur.
Pour autant, de nombreuses questions quant aux dangers de l’IA affleurent. Rabelais ne disait-il pas que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ? Evidemment, l’on songe immédiatement au chômage technologique de masse, à l’atteinte à la vie privée et aux cyberattaques comme risques flagrants. Mais à terme, comme le rappelle rongé par le doute Geoffrey Hinton, l’un des illustres pères fondateurs de l’IA, c’est un monde où le vrai et le faux deviennent indémêlables et dans lequel les machines prises de folie démiurgique – que l’on songe ici à Hal 9000 ou à la Matrice – augmentent leur propre intelligence échappant alors à leur créateur. En somme, c’est un enjeu de civilisation qui impose une puissante réflexion éthique. Bernanos alertait déjà au mitan du siècle précédent de la menace que le machinisme faisait peser sur la liberté et la faculté de penser de chacun.
Face à l’aporie à laquelle il semble condamné, le commerce ne doit pas tomber dans la tentation d’un pacte faustien dans lequel il perdrait à coup sûr son âme. Or, le commerce n’est-il pas justement ce petit supplément d’âme dont la société moderne a besoin pour se rappeler à elle-même son humanité ?